Performance

La vertigineuse histoire d’Orthosia Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

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                                  ‘La vertigineuse histoire d’Orthosia’ des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige met en lumière les vestiges de la ville d’Orthosia, enfouis sous un camp de réfugiés palestiniens au Liban. Cette conférence-performance-exposition, donnée par les artistes eux-mêmes, raconte une histoire émouvante de leur pays d'origine, révélant au passage des dynamiques géopolitiques universelles.        
Uitgelicht door Lodie Kardouss
La vertigineuse histoire d’Orthosia
Lodie Kardouss Beursschouwburg, Brussel, in het kader van Kunstenfestivaldesarts 2024 meer info download PDF
22 mei 2024

Le travail de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, tous deux nés à Beyrouth en 1969, est présenté pour la première fois au KFDA. Autodidactes, ils sont devenus cinéastes et plasticiens par nécessité, au sortir des guerres civiles libanaises. Leur démarche artistique, à la fois poétique et politique, s'articule autour de la rencontre, de la transmission, de la pérennité, du récit et des différentes formes qu'il revêt.

Le couple Hadjithomas/Joreige arrive sur le plateau d’un pas assuré. Le décor ressemble à un atelier de travail, avec à jardin une table, sorte de grand bureau d'enquêteur sur lequel sont disposés de nombreux documents et une large boîte en carton, à cour une grande structure rectangulaire basse, négligemment recouverte d'une bâche de protection blanche aussi souple qu'un drap, et à l'arrière un écran géant de projection vidéo.

Prenant la parole à tour de rôle, la performance se transforme en une sorte de conférence, qu'ils animeront ainsi pendant 1 h 15. L'histoire qu'ils racontent se déroule à Nahr el-Bared, un camp de réfugiés palestiniens situé près de Tripoli, dans le nord du Liban, sur la côte menant à la Syrie.

La performance consiste à reconstituer par strates ce lieu de folie géopolitique et à organiser son récit. Ce sont les péripéties rocailleuses, intrinsèques à l'histoire et reflétant le déclin politique, économique et social de leur pays, qui rythment la présentation. Peu de moyens théâtraux sont utilisés. Avec seulement un vidéoprojecteur et une caméra fixée au-dessus de leur bureau, ils donnent vie à cette aventure à travers des vidéos qu'ils ont réalisées et des témoignages d'un archéologue, Hadi Choueri, d'une urbaniste, d'une ostéoarchéologue, ainsi que d'autres personnes ayant travaillé dans le camp et sur le site.

Ils complètent cette conférence-performance par de nombreuses images, textes, objets et œuvres qu'ils ont créées, dont ‘Zig Zag Over Time’ de 2017, une frise en accordéon décrivant l'histoire de manière linéaire, mêlant photographie, dessin et texte, et la sculpture suspendue ‘Under The Cold River Bed’ de 2020. Ces œuvres restent visibles sur scène à l'issue de la performance. Se servant du théâtre comme d'un laboratoire, ils nous présentent également des cylindres de différents matériaux qu'ils ont créés au cours du processus d'investigation du site.

Après avoir longuement réfléchi à la consignation de cette histoire par écrit, j'ai conclu que laisser une trace de ce ‘bouche à oreille’ qu'est cette conférence-performance, permettrait non seulement de témoigner de manière détaillée du travail documentaire des créateurs, mais aussi d'en prolonger l'impact dans un esprit d'archivage.

Nahr el-Bared a été fondé sur une zone agricole en 1949 pour accueillir les réfugiés du nord de la Palestine fuyant la première guerre israélo-arabe. Il semble que le camp ait été créé par accident. Un certain nombre de Palestiniens se dirigeait vers la Syrie lorsque le gouvernement syrien a soudainement fermé ses frontières, les laissant bloqués et contraints de rester au Liban.

Les Palestiniens considéraient leur exil comme temporaire et croyaient qu'ils retourneraient bientôt dans leur patrie.

Lorsque la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge a proposé des panneaux de zinc pour protéger la colonie pendant l'hiver, les Palestiniens ont rejeté l'offre, y voyant un symbole de permanence. Ils considéraient leur exil comme temporaire et croyaient qu'ils retourneraient bientôt dans leur patrie. 76 ans plus tard, ce retour n'a toujours pas eu lieu.

En 2007, à la suite de violents combats entre l'armée libanaise et des membres de Fath al-islam, un petit groupe d'islamistes internationaux infiltrés dans le camp, celui-ci a été évacué de ses 30 000 habitants, puis entièrement détruit, quartier par quartier.

La bataille a duré plus de trois mois et s'est terminée par l'élimination de la plupart des membres de Fath al-islam et la mise en déroute des survivants. En septembre 2007, 98 % du camp était détruit et tout était à rebâtir. Malgré le fait que tous les fonds n'étaient pas encore réunis (le coût étant estimé à 450 millions de dollars), les travaux ont débuté dans le but de reloger les Palestiniens le plus rapidement possible.

Reconstruire le camp à partir de zéro, en prenant en compte les nombreux et nouveaux paramètres dictés par l'armée libanaise, les Nations unies, la Communauté européenne et les habitants du camp, dont la population n'a cessé de croître entre-temps, complique la mission.

Le déblaiement des ruines de la guerre et du camp a conduit à une incroyable découverte. Des colonnes de granit et des traces d'un site archéologique ont été mises au jour, révélant Orthosia, une cité hellénistique occupée par les Romains et les Byzantins. Orthosia, une ville importante avec un réservoir recueillant les chutes d'eau du Mont Liban et une église, qui avait disparu lors du tsunami de 551, a été retrouvée.

Orthosia, longtemps recherchée par les historiens et les chercheurs, émerge des profondeurs de Nahr el-Bared. La découverte est historiquement unique et le site est extrêmement bien préservé. Les archéologues ont alors demandé l'arrêt des travaux, le changement de l'emplacement du camp et sa reconstruction ailleurs. Le gouvernement libanais a initialement accepté cette demande, mais le débat est rapidement devenu public et vertigineux. 

De la préservation du patrimoine tel que défini par l'UNESCO à la pression exercée par les ONG sur le gouvernement libanais, estimant que la relocalisation des familles palestiniennes ferait d'elles de nouveaux réfugiés, les enjeux sont multiples. Entre impératifs humanitaires et culturels, la scène politique s'est retrouvée embourbée dans un dédale d'affrontements et de rapports de force, mettant en lumière les profondes divisions du fonctionnement interne libanais.

Face à cette tourmente, Khalil Mekkaoui, président du comité pour la reconstruction de Nahr el-Bared, a affirmé que la ville romaine existait depuis 2000 ans et pouvait encore attendre 1000 ans. Il a souligné la nécessité de remblayer complètement le terrain pour recréer le camp à son emplacement d'origine. Il a également précisé que les archéologues devaient trouver une solution pour concilier le programme de réaménagement tout en préservant le site d'Orthosia.

Orthosia est devenue le substrat stérile de Nahr el-Bared, un camp hors-sol, dépourvu de racines.

Orthosia fut donc une fois de plus ensevelie, cette fois-ci protégée par une immense membrane géotextile, puis recouverte d'agrégats de pierre ainsi que des ruines de l'ancien camp, incluant des débris de guerre. Le tout a été nivelé avec des sédiments fins et recouvert d'une chape de béton. Orthosia, découverte puis finalement scellée hermétiquement tel un sarcophage, est devenue le substrat stérile de Nahr el-Bared, un camp hors-sol, dépourvu de racines.

Malgré cela, les archéologues n'ont pas quitté les lieux. Avant de le clore définitivement, ils ont décidé de laisser des messages personnels datés dans des sacs en plastique à l'intention des futurs archéologues qui pourraient un jour découvrir le site, si le conflit israélo-palestinien venait à être résolu. Ces notes portent sur leur travail et sur ce que cette découverte a signifié pour eux.

Alors que la reconstruction du camp se poursuit encore aujourd'hui et que seule une partie des réfugiés a pu retourner s'y installer, il devient de plus en plus difficile pour les archéologues de travailler dans le camp. Les pénuries au Liban, la situation politique complexe, l'effondrement de l'économie et la guerre à Gaza rendent leur tâche particulièrement ardue.

Changement de décor : Hadjithomas et Joreige retirent la bâche de la grande structure rectangulaire et l'utilisent pour recouvrir leur cabinet de curiosités, figeant leurs travaux et révélations, tout comme ce fut le cas pour Orthosia. Simultanément, l’écran vidéo remonte dans les cintres révélant dans une lumière tamisée la frise ‘Zig Zag Over Time’ et la sculpture ‘Under The Cold River Bed’ représentant une empreinte du sarcophage du camp. La structure rectangulaire basse se révèle être la caisse de transport de la sculpture. Une œuvre dans une boîte, qui fait elle-même partie d'une œuvre plus vaste, crée ainsi un cycle infini.

Le travail du duo est davantage artistique et politique que scientifique, laissant une grande place à la rencontre, au hasard et à la collaboration pour révéler des histoires invisibles. Ce récit captivant interroge nos liens avec les époques passées et présentes, les traces laissées et effacées, la transmission et la restitution des savoirs, à la lumière d'un phénomène qui nous dépasse tous : la folie géopolitique.

Les œuvres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige rendent visible la complexité des réalités à travers les décisions collectives prises. Le sujet est largement documenté et la progression de la pensée est bien équilibrée, démontrant une recherche quasi-archéologique de l'information. Cependant, par moments, la performance manque un peu de rythme et d'éléments caractéristiques de l'art vivant pour maintenir l'attention du spectateur sur la durée.

Quoi qu'il en soit, cette histoire au Moyen-Orient pousse indéniablement le spectateur occidental à sortir de sa zone de confort et à élargir ses connaissances. Bien qu'elle traite d'événements passés, cette performance documentaire s'ancre avant tout dans le présent en abordant la question des camps palestiniens et par extension, le conflit meurtrier qui sévit dans cette région. Pour moi, c’est un moment marquant du KFDA 2024.

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