Performance / Dans

'Bless the Sound that Saved a Witch like me Benjamin Kahn

Le calme avant et après la tempête

Est-il encore possible de négocier nos identités alors que nos sociétés sont menacées d'effondrement? Pour explorer cette question, le chorégraphe Benjamin Kahn a créé en 2023 'Bless the Sound that Saved a Witch like me'. Cette performance, deuxième volet d'une trilogie de portraits amorcée avec 'Sorry, But I Feel Slightly Disidentified…' pour Cherish Menzo en 2019 et conclue avec 'The Blue Hour' pour Théo Aucremanne en 2023, met en lumière une urgence portée par un cri, incarné avec puissance par la vertigineuse Sati Veyrunes.

Uitgelicht door Lodie Kardouss
'Bless the Sound that Saved a Witch like me
Lodie Kardouss De Kriekelaar, Brussel (Kaaitheater) meer info download PDF
14 februari 2024

Chaque seconde de ce spectacle est empreinte d'une intensité palpable grâce à la présence captivante de la danseuse et performeuse française Sati Veyrunes. Bien que la jeune femme entre discrètement sur le côté du plateau pendant l'installation du public, elle capte immédiatement notre attention. Sa perruque blond platine et ses lentilles de contact bleu ciel, presque blanc, sans aucune démarcation d'iris, contrastent avec l'allure décontractée que lui confère son jean noir et sa veste de jogging oversize des années 80.

S'installant sur un flight case à l'avant-scène côté cour, elle sirote l'eau de sa gourde et observe le public avec calme. Bien que son langage corporel semble dire "faites comme si je n'étais pas là", on sent comme un volcan qui gronde en elle.

Puis, elle saisit un micro et annonce : "I want to share a scream with you". Cette déclaration intrigue. Comment partager un cri ? Si cela doit être partagé, devons-nous crier en retour ? Avons-nous des raisons de crier ? À bien y réfléchir, dans un monde où les crises semblent se multiplier et où les sociétés font face à des défis majeurs tels que le changement climatique, les inégalités croissantes et les menaces géopolitiques, oui, il y a en fait de quoi hurler. La performeuse, sera-t-elle capable de catalyser tous nos cris dans son propre corps ? La promesse est grande, et si elle est tenue, elle nous laissera sans voix.

Le lien d’interdépendance entre l’artiste et les spectateurs ainsi établi, elle se déplace vers le fond de la scène pour se tenir devant un micro sur pied. De là, elle libère un cri profond et caverneux, suivi d'autres, samplés en direct dans différentes tonalités, créant un univers sonore bouillonnant qui semble émaner des profondeurs de la terre. Cela crée un contraste entre la nature organique et primitive du cri et l'environnement scénique dépouillé, composé d'un mur de haut-parleurs au fond de la scène et d'un linoléum blanc.

Sur cette bande-son tout juste composée, elle continue de crier tout en tournant comme un derviche, sans interruption. L'intensité physique de l'action et la nature des cris dépassent largement la simple expression vocale. Ils renvoient aux hurlements de protestation entendus lors des manifestations pour le changement social et politique. Malgré leur caractère déchirant, ils ont également une dimension constructive, appelant à la préservation de la liberté d'expression et lançant un appel à la lutte pour la dignité humaine.

Le tempo s'accélère jusqu'à atteindre l'apogée de la transe.    

Elle se remet à tournoyer éperdument, ce qui la fait rire autant que cela l'épuise, et nous déroute au passage. Le tempo s'accélère jusqu'à atteindre l'apogée de la transe. Plus le vacarme est assourdissant, plus elle tourne avec fougue, comme révoltée et désenchantée à la fois. L'engagement de l'artiste dans l’action génère un sentiment d'urgence et d'intemporalité.

Elle s'arrête brusquement, le poing sur la poitrine, les yeux fermés, la respiration haletante. Cette accalmie soudaine est plutôt inquiétante. Elle prend ensuite de longues poses immobiles, qu’elle ponctue de petits gestes saccadés, de positions langoureusement détendues et de regards intenses vers le public. Compte tenu de la nature fluctuante du personnage, nous restons sur nos gardes, ne sachant pas quelle bombe à retardement se cache en elle.

Elle retire ensuite sa perruque blonde et, malgré son apparence plus naturelle, ses yeux pâles, presque blancs, semblent révulsés, contrastant avec l'assurance de ses mouvements. Elle échange sa veste de jogging contre un haut transparent irisé. La scène est baignée d'une lumière bleutée et un beat électro vient confirmer nos prévisions : l'approche d'une nouvelle tempête est imminente. 

Dans une danse frénétique et véhémente, elle réunit divers éléments chorégraphiques qui mélangent les archétypes féminins et masculins, alliant prouesses physiques et mouvements sensuels. Sa gestuelle est électrique et précise, son corps semble désormais être un réservoir sous pression, peinant à contenir des émotions de plus en plus intenses.

Elle retourne s'asseoir sur le flight case à l'avant de la scène. Une fois de plus, une atmosphère d'accalmie s'installe dans la salle. Elle nous fixe avec un sourire en coin avant de lancer un "Are you ok ?" avec autant de sincérité que de désinvolture. Elle prend de nouveau le micro avec un "I have a little poem for you", qu'elle délivre en déambulant sur le plateau.

Ce poème nous transporte dans un futur sans repères familiers, où les fondements du monde sont subvertis. Il suggère que ce que nous connaissons aujourd'hui, les concepts établis et les normes usuelles de notre société y sont modifiés ou renversés dans un futur abstrait. Il renvoie également à une lutte intérieure et à une résistance physique aux contraintes imposées par la société.

Le ton du poème est incisif et militant, appelant à inventer de nouveaux cris et de nouvelles techniques pour briser les chaînes du temps et de l'espace. Il rejette la passivité et capture l'esprit de résistance et d'espoir face à l'adversité, invitant le spectateur à se joindre à la lutte pour le changement.

Si ses mots suscitent l'urgence d'une révolution extérieure, nous assistons également à la révolution intérieure de la performeuse elle-même, et peut-être même aux prémices de la nôtre. Elle secoue violemment sa tête pour que le microphone capte le mouvement de ses cheveux dans l'air, qui est ensuite amplifié pour créer une nouvelle texture sonore aussi puissante qu'une hélice d'hélicoptère.

Dans cette scène, sa voix se distord dans le micro, les lumières clignotent de manière stroboscopique, la pulsation musicale atteint le débit d'une mitrailleuse, le volume est monté au maximum, créant ainsi une atmosphère anxiogène, voire apocalyptique. Son corps gronde comme un orage qui disparaît ensuite, recouvert par un énorme nuage de fumée provenant du fond de la scène et qui contamine bientôt les gradins.

L'image de ce paradis calme, mais meurtrier est d'une beauté saisissante et dramatique    

Stop. Un son aigu, semblable à un acouphène, perce l'air, tandis qu'une lumière rosée surgit soudainement. La fumée, évoquant une tache de sang vaporeuse, flotte au-dessus de nous tel un nuage de barbe à papa. L'image de ce paradis calme, mais meurtrier est d'une beauté saisissante et dramatique, aussi réelle que cinématographique.

Puis la fumée se dissipe et l'on découvre la danseuse, allongée sur le sol, torse-nu, les mains et le cou noircis. Cette auto-strangulation évoque une sorte d'asphyxie auto-érotique. Il est aisément envisageable de faire un parallèle entre cette image et celle de la société contemporaine et de sa propension à rechercher l'excès et le plaisir extrême, au risque même de mettre le vivant en danger. Après quelques respirations affaiblies, dans une ultime tentative, la force intérieure et l'énergie émotionnelle de l’interprète trouvent un chemin pour se manifester dans un ultime cri.

En effet, la performeuse a tenu sa promesse, puisque le black-out final nous laisse silencieux et dans un état de stupeur. Nous sommes submergés par un mélange complexe d'émotions, oscillant entre le soulagement de voir la colère s'exprimer et la conscience persistante des défis ou obstacles non résolus. Ce sentiment paradoxal laisse également place à une forme de catharsis et de résilience quant aux défis personnels et collectifs à venir.

La performance 'Bless the Sound that Saved a Witch like me', conçue par Benjamin Kahn et interprétée brillamment par Sati Veyrunes, nous invite à abandonner les spéculations sur un futur hypothétique pour nous immerger de manière directe dans le présent. Cette œuvre, très finement travaillée, offre une expérience saisissante qui incite à une réflexion approfondie sur les enjeux urgents de notre époque. Elle nous pousse également à réévaluer le rôle du théâtre en tant qu'outil puissant de sensibilisation et de dialogue, tout en nous encourageant à envisager des voies alternatives pour l'avenir.

Uw steun is welkom
Pzazz.theater vraagt veel tijd en inzet van een grote groep mensen. Dat kost geld. Talrijke organisaties steunen ons, maar zonder jouw bijdrage als abonnee komen we niet rond als we medewerkers eerlijk willen betalen. Uw steun is van vitaal belang en betekent dat we onafhankelijk recensies over de podiumkunsten kunnen blijven schrijven. Alvast bedankt!

Abonneren Login