Toneel / Performance

Bunker Superamas & Pauline Paolini

Paranoia et spectacle

                                On connaît tous des histoires de médecins thaumaturges qui ont sauvé un patient incurable. Mais il existe aussi des histoires de patients qui ont perdu la vie à cause d’un charlatan. C’est l’une de ces histoires, prétendument vraie, que nous raconte ‘Bunker de Superamas qui porte un regard déconcertant sur notre incapacité à résister à l'omniprésence du spectacle dans les médias. Le thème favori de Superamas, qui cette fois nous emmène dans un registre très sombre. (NL versie gepubliceerd 12 november 2024)       
Uitgelicht door Pieter T’Jonck
Bunker
Pieter T’Jonck Le Manège, Maubeuge download PDF
10 juli 2024

‘Bunker’ s'ouvre sur une brève interview de Lionel Naccache, chercheur en neuroscience. Il explique qu’un certain type de lobotomie consiste à couper la connexion entre les deux hémisphères du cerveau. Le siège de la parole se trouve dans l’hémisphère gauche, et celui de la lecture dans l'hémisphère droit. Il présente ensuite une expérience étrange qui le prouve. On demande à une personne dont on a séparé les deux hémisphères de lire par l'intermédiaire de son œil gauche (qui est relié à la moitié droite de son cerveau) l'ordre de quitter la pièce. La personne le lit et quitte la pièce donc sans que son hémisphère gauche ne s'en rende compte. Ensuite, on demande à cette personne d'expliquer son comportement. C'est là que l'hémisphère gauche intervient. Il ne sait pas que son homologue cérébral a répondu stupidement à un ordre, mais il s'empresse tout de même d'inventer une explication plausible, il crée une fiction à laquelle le patient croit. L'hémisphère gauche "fictionnalise" donc ce que l'hémisphère droit a fait.

Selon Lionel Naccache, cela nous apprend quelque chose d'important : nous fictionnalisons toujours nos sentiments, surtout si nous ne savons pas comment les gérer. Nous repenserons rétrospectivement à cette expérience et il s'avérera que c'est la raison pour laquelle les charlatans trouvent si facilement un public : leurs histoires fictionnalisent les peurs de la déchéance physique, de la mort.. Ils développent une sorte de paranoïa.

Les conséquences peuvent être désastreuses. C'est ce que raconte ‘Bunker’.

Pauline Paolini, actrice et championne d'escrime, a perdu sa sœur jumelle, atteinte d'un cancer du sein, parce qu'elle a interrompu sa chimiothérapie à l'instigation d'un certain Dr Kurtz (l’homonymie avec l'aventurier fou d’ "Au coeur des ténèbres" de Joseph Conrad n'est pas fortuite). Cela l'a non-seulement totalement éloignée de sa famille et de ses amis, mais l'a aussi conduite à sa mort.

Le spectacle commence ainsi, sous la forme d'un docudrame dans lequel Roch et Jérôme de Superamas convainquent Paolini de raconter cette histoire. Cet interview est étayé par des vidéos du docteur Kurtz. Les Belges dans le public reconnaitront sans doute l'acteur Diederik Peeters. Ainsi, ils seront d'emblée sur le qui vive: il s'agit d'une mise en scène, tout comme le reste de l'histoire.. Nous sommes au théâtre, mais bizarrement, cela ne nous empêche pas de compatir à l'histoire de Pauline et d’Emmanuelle.

Les vidéos du Dr Kurtz sont d'ailleurs très convaincantes. Son discours semble d'abord très plausible : éviter les toxines comme l'alcool, les sucres, les drogues ou le tabac et prendre soin de son propre corps. C'est ce que tout médecin vous conseillerait de faire. Mais il y a une différence. Kurtz - comme il s'avérera plus tard - tire ses revenus de livres, de vidéos et d'appareils bizarres qu'il vend sur son site web. Kurtz n'assume jamais la responsabilité de ses conseils. Et Kurtz culpabilise ses auditeurs : si seulement vous aviez mieux écouté ce que votre corps vous disait...

    Le spectacle nous emmène très loin dans le délire paranoïaque.    

Ce n'est que progressivement que le poison s'insinue dans son discours. Il parle de plus en plus de remèdes ésotériques, comme de boire sa propre urine, un traitement qui a sauvé des malades du sida à New York au début des années 1980 (sic). Il affirme également que l'industrie pharmaceutique nous prive des ‘vraies’ solutions, et même plus tard, il dit qu'il semble que c'est ainsi qu'ils veulent prendre le pouvoir en nous faisant peur. Enfin, il semble que Kurtz soit un conspirationniste de la pire espèce. Selon lui, l'humanité est trompée par les sombres machinations d'une élite pervertie.

À ce moment-là, le spectacle se transforme en thriller, avec toutes les conventions du genre. L’interview cède brusquement la place à l'enquête de Superamas et Paolini sur le ‘modèle de rémunération’ de Kurtz et ses véritables motivations. Au cours de ce processus, les séquences vidéo et le jeu en direct se mélangent de plus en plus, le documentaire devient docu-fiction. Les pauses et les arrêts sur image soulignent la structure et les conventions dont joue l'intrigue, avec des cliffhangers, des ‘révélations’ et des périls soudains. C'est trop beau pour être dévoilé ici. Mais surtout, Roch interrompt parfois la représentation à la manière d’un ‘Joker’ au sourire triste, il dispense des anecdotes, des histoires qui font écho à ce qu’on nous montre.

Le spectacle nous emmène très loin dans le délire paranoïaque. Et il est important de noter que ce développement débridé de l’enquête sape la crédibilité de l’histoire que nous racontent Paolini et Superamas. Mais c'est exactement l'effet que Superamas recherche.

‘Bunker’ montre comment la vérité - ou, plus modestement, la façon dont les choses arrivent - devient de plus en plus difficile à établir à mesure que les " news " sont structurées selon les lois du spectacle et saturent tant l’espace public qu'un chat n'y retrouverait pas ses petits. Et il n'est pas surprenant que nos émotions prennent alors totalement le dessus : c'est notre vie même qui est en jeu... Imaginez que le Dr Kurtz ait raison.

‘Bunker’ ressuscite ainsi le goût désagréable de la période corona : l'époque où les amis se prenaient la tête parce qu'ils avaient une théorie différente sur les "mesures", leur efficacité ou leur sens. Le grand gagnant de cette histoire : la figure cynique et nihiliste du "Joker" dont on garde le goût à la fin.

C'est pourquoi 'Bunker' est un spectacle important, quoique peu joyeux, ni même encourageant.        

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